Capitalisme, socialisme et démocratie


III. La destruction du cadre institutionnel de la société capitaliste



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III. La destruction du cadre institutionnel
de la société capitaliste.



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Nous revenons de notre digression chargés de données alarmantes, qui suffisent presque (mais non complètement) à justifier notre prochaine thèse, à savoir que l'évolution capitaliste, après avoir détruit le cadre institutionnel de la société féodale, est en voie de miner, par une action très analogue, son propre support.
Nous avons souligné précédemment que le succès même de l'initiative capitaliste tend paradoxalement à compromettre le prestige ou à affaiblir le poids social de la classe qui en a été le principal artisan et que l'unité géante de contrôle tend à enlever à la bourgeoisie la fonction à laquelle elle devait son importance sociale. Il est facile de décrire la modification corrélative et la perte correspondante de vitalité qui ont affecté les institutions du monde bourgeois et ses comportements typiques.
D'une part, le processus capitaliste affouille inévitablement les fondations écono­mi­ques sur lesquelles sont édifiées les petites entreprises industrielles et commer­ciales. Il existe sur les couches inférieures de l'industrie capitaliste - et par le même mécanisme concurrentiel - une pression similaire à celle qui a broyé les couches précapitalistes. Certes, les phénomènes de concentration capitaliste ne répondent pas entièrement aux idées qui sont diffusées à ce sujet dans le public (cf. chap. 19). Ce processus est moins avancé et il est plus entravé par des réactions ou par l'effet de tendances compensatrices qu'on ne pourrait le croire à s'en tenir à maint exposé de vulgarisation. En particulier, l'entreprise de grande échelle, si elle annihile des petites maisons, ouvre également, dans une certaine mesure, un champ d'activité à de petites firmes industrielles et, surtout, commerciales. De même, en ce qui concerne les paysans et les farmers, le monde capitaliste a finalement prouvé qu'il voulait mettre en oeuvre une politique de protection coûteuse, certes, mais dans l'ensemble efficace. A long terme, cependant, on ne saurait guère mettre en doute ni le phénomène de concentration progressive, ni ses conséquences. En outre, abstraction faite du secteur agricole, la bourgeoisie n'a guère donné l'impression d'avoir pris conscience du problème 1 et de son importance au point de vue survivance du régime capitaliste. Les profits à réaliser en rationalisant l'organisation productive et, surtout, en raccourcis­sant le chemin sinueux que parcourent les marchandises entre la fabrique et le con­sommateur final pèsent trop lourd dans la balance pour que l'imagination d'un homme d'affaires typique puisse résister à d'aussi alléchantes perspectives.
Or, il importe de réaliser exactement en quoi consistent ces conséquences. Des critiques sociales d'un type très répandu et que nous avons déjà rencontrées déplorent le « déclin de la concurrence » et l'assimilent au déclin du capitalisme en raison des vertus qu'elles attribuent à la concurrence et des vices qu'elles prêtent aux « mono­poles » industriels modernes. Dans ce schéma d'interprétation, le monopolisme joue le rôle de l'artériosclérose et réagit défavorablement sur les chances du régime capitaliste en détériorant progressivement son rendement économique. Nous avons exposé les raisons pour lesquelles cette thèse doit être rejetée. Sur le plan écono­mique, ni les avantages de la concurrence, ni les inconvénients inhérents à la con­cen­tration du contrôle économique ne sont, de très loin, aussi considérables que ne l'im­plique cette argumentation. Au demeurant, qu'ils soient forts ou faibles, ils ne tou­chent pas au nœud même du problème. Même si les entreprises géantes étaient toutes gérées avec une perfection quasi-divine, les conséquences politiques de la concentra­tion n'en seraient pas modifiées d'un iota. La structure politique d'une nation est grandement affectée par l'élimination d'une multitude de petites et moyennes entre­prises dont les propriétaires-gérants, ainsi que leurs parents, clients et obligés, pèsent lourd dans la balance électorale et exercent sur ce que nous pouvons appeler la « classe des cadres » une influence que ne sauraient jamais obtenir les dirigeants d'une grande société : les fondements mêmes de la propriété privée et de la liberté de contracter se dérobent dans un pays où les manifestations les plus vivantes, les plus concrètes, les plus significatives de ces droits disparaissent de l'horizon moral du public.
D'autre part, le processus capitaliste s'attaque, au dedans des grandes entreprises, à son propre cadre institutionnel (nous continuons à considérer la « propriété » et la « liberté de contracter » comme des éléments caractéristiques de cet ensemble). Sauf dans les cas, qui continuent d'ailleurs à présenter une importance considérable, où une société est pratiquement appropriée par un seul individu ou par une seule famille, la silhouette du propriétaire et, avec elle, l'œil du maître ont disparu du tableau. Nous y trouvons des dirigeants salariés ainsi que tous les chefs et sous-chefs de service. Nous y trouvons les gros actionnaires. Et aussi les petits actionnaires. Le premier groupe tend à acquérir la mentalité de l'employé et il s'identifie rarement aux intérêts des actionnaires, même dans les cas les plus favorables, c'est-à-dire ceux dans lesquels il s'identifie aux intérêts de la société, en tant que personne morale. Le second groupe, même s'il considère ses relations avec la société comme permanentes, même s'il se comporte effectivement comme la théorie financière voudrait que les actionnaires se comportassent, n'agit pas néanmoins, ni ne réagit comme le ferait un propriétaire. Pour ce qui est du troisième groupe, les petits actionnaires ne se soucient le plus souvent guère de ce qui n'est, pour la plupart d'entre eux, qu'une faible source de revenu, et d'ailleurs, qu'ils s'en soucient ou non, ils ne se dérangeront pas pour autant, sinon dans les cas où ils cherchent à exploiter, directement ou par personnes interposées, les moyens dont ils disposent pour incommoder les administrateurs. Étant souvent très mal traités et se considérant encore plus souvent comme brimés, ils se laissent presque régulièrement entraîner à une attitude d'hostilité envers « leurs » sociétés, envers les grandes firmes en général et, notamment quand les affaires prennent mauvaise tournure, envers le régime capitaliste en tant que tel. Tout compte fait, aucun élément d'aucun de ces trois groupes par lesquels j'ai schématisé la structure typique des sociétés n'adopte sans réserve l'attitude caractérisant le curieux phénomène, si plein de sens mais en voie de disparition si rapide, qu'exprime le terme Propriété.
La liberté de contracter loge à la même enseigne. Au temps de sa pleine vitalité, elle signifiait que le pouvoir de contracter individuel s'exerçait par un choix personnel entre un nombre infini de possibilités. Cependant, le contrat contemporain stéréotypé, anonyme, impersonnel et bureaucratisé (ces qualificatifs, tout en ayant une portée beaucoup plus générale, caractérisent particulièrement bien le contrat de travail), qui n'offre qu'une liberté très restreinte de choix et aboutit le plus souvent à un « c'est à prendre ou à laisser », n'a conservé aucune de ses anciennes qualités dont les plus importantes sont devenues incompatibles avec l'existence de sociétés géantes traitant avec d'autres sociétés géantes ou avec des masses impersonnelles d'ouvriers ou de consommateurs. Le vide a été comblé par une jungle tropicale de nouvelles réglemen­tations légales - et il suffit d'un peu de réflexion pour reconnaître qu'il ne pouvait en aller autrement.
Ainsi, l'évolution capitaliste refoule à l'arrière-plan toutes les institutions (celles, notamment, de la propriété et de la liberté de contracter) qui répondaient aux besoins et aux pratiques d'une activité économique vraiment « privée ». Quand elle ne les abolit pas, comme elle a déjà aboli la liberté de contracter sur le marché de la main-d'œuvre, elle atteint le même résultat en modifiant l'importance relative des formes légales en vigueur - par exemple, l'importance des sociétés anonymes par rapport aux exploitations individuelles ou aux sociétés en nom collectif - ou en altérant leur contenu ou leur sens. L'évolution capitaliste, en substituant un simple paquet d'actions aux murs et aux machines d'une usine, dévitalise la notion de propriété. Elle relâche l'emprise, naguère si forte, du propriétaire sur son bien, d'abord en affaiblissant son droit légal et en limitant sa possibilité effective d'en jouir comme il l'entend ; ensuite, parce que le possesseur d'un titre abstrait perd la volonté de combattre économique­ment, politiquement, physiquement pour « son » usine, pour le contrôle direct de cette usine et, s'il le faut, de mourir sur son seuil. Or, cette évaporation de ce que nous pouvons appeler la substance matérielle de la propriété -sa réalité visible et palpable - affecte, non seulement l'attitude des possédants, mais encore celle des travailleurs et du public en général. L'appropriation dématérialisée, défonctionnalisée et absentéiste ne provoque pas et n'impose pas, comme le faisait la propriété vécue de naguère, une allégeance morale. Finalement, il ne restera personne pour se soucier réellement de la défendre - personne à l'intérieur et personne à l'extérieur des enceintes des sociétés géantes
Deuxième partie : le capitalisme peut-il survivre ?

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