II - L'utilisation de l'espace canadien
On distinguait traditionnellement au Canada deux subdivisions essentielles : l'œkoumène et ce qui était en dehors. Actuellement à la suite des découvertes et des exploitations énergétiques ou métallifères du Nord et grâce au rôle fondamental qu'a joué dans l'espace canadien le transport aérien, il n'y a plus de partition nette de part et d'autre d'une limite de peuplement et de mise en valeur. Où que ce soit, on ne peut, bien évidemment, se défaire des grandes distances ou de la discontinuité du peuplement qui peut n'apparaître qu'en taches. Mais, à l'aide de satellites, entre autres, l'aire à découvrir se restreint quotidiennement. Rien n'aurait été possible, dans ces vastitudes, sans une puissante infrastructure de réseaux de transports. D'elle découlent aménagement de l'espace rural et développement des zones urbaines.
La primauté de l'équation circulation ne saurait être prise en compte sans rappeler un caractère essentiel de la configuration du Canada : alors que les axes géographiques s'orientent du nord au sud, prolongeant en bonne partie la physiographie des États-Unis, l'onde de peuplement, de mise en valeur et donc de progression des réseaux de communication s'est opérée transversalement, d'est en ouest. Ce n'est qu'à partir des années 1940 que, grâce à l'avion notamment, des tentacules ont pu parvenir jusqu'au Grand Nord. Dans tous les cas, il y a lieu de tenir compte de deux séries d'obstacles : à l'ouest, la masse orographique agit en sorte que Vancouver a plus de facilité à s'incorporer à la Megalopolis du Puget Sound qu'à communiquer, par voie de surface, avec les Prairies ; toujours par mode de transport terrestre, aller d'Edmonton à Prince Rupert est une expédition ! Au fur et à mesure que l'on progresse vers le nord, le climat, pourtant déjà peu clément dans bien des secteurs méridionaux, devient de plus en plus contraignant par l'exacerbation de certains de ses éléments. Et, aux entraves qu'il occasionne pour la navigation aérienne, s'ajoute l'embâcle de l'océan Arctique qui réduit à parfois un ou deux mois l'accessibilité maritime aux communautés inuit ou aux aires de prospection minière.
Transports et aménagement de l'espace
La progression de l'homme à l'intérieur de l'étendue du Canada est calquée sur celle des réseaux de transport, au premier rang desquels on trouve le rail, même si, aujourd'hui, la dépendance est de plus en plus forte à l'égard de l'avion ou de l'automobile. Dans les années 1930, les chemins de fer rassemblaient plus des quatre cinquièmes des recettes provenant du transport des marchandises ; en 1960, leur part n'était plus que de la moitié et, au début des années 1990, elle s'établit à 36 %. Dans le même intervalle, le camionnage est passé de 2 à 54 %, tandis que le transport aérien ne recueille que 4 % , mais ce chiffre, tout comme celui de 6 % pour la navigation, a des apparences trompeuses.
La mise en valeur de l'espace canadien est un peu assimilable à une gigantesque bataille du rail. Pour mémoire, rappelons que l'histoire des chemins de fer au Canada a débuté par une ligne de 26 kilomètres, reliant Saint-Jean à La Prairie (Québec), inaugurée le 21 juillet 1836. Un quart de siècle plus tard, le pays compte déjà 3 200 kilomètres de voies ferrées. En 1930, le réseau est de 91 065 kilomètres, mais, à partir de cette date charnière dans l'histoire économique nord-américaine, la progression ralentit. Le maximum est atteint en 1974 avec 96 958 kilomètres. Depuis lors, la longueur des voies en service diminue : dans les années 2000, elle est d'environ 91 000 kilomètres. C'est en 1885 qu'a été achevé le premier transcontinental, le dernier crampon ayant été posé le 7 novembre à Craigallachie, près du col Eagle en Colombie-Britannique. 90 % de toutes les voies ferrées du pays sont possédées ou contrôlées par le Canadien National (C.N.) et le Canadien Pacifique (C.P.). Sur l'ensemble du réseau circulent 3 836 locomotives, 134 156 wagons et 1 233 voitures pour les voyageurs. Cette dernière mention est très évocatrice du rôle de plus en plus marginal que tient la voie ferrée pour l'acheminement des passagers, même si leur nombre progresse grâce aux dessertes cadencées mises en place au début des années 1970 entre Windsor et Québec, et principalement de part et d'autre de Toronto. Les services offerts pour l'acheminement des marchandises, tant en vrac qu'en conteneurs, sont particulièrement efficaces, en même temps que rapides et bon marché.
On ne saurait parler des chemins de fer canadiens sans évoquer des images célèbres, devenues presque légendaires : les bâtiments des gares sont fréquemment imposants (Union Station à Toronto, Central Station à Winnipeg, où il ne passe pourtant que douze trains de voyageurs par jour...) ; accompagnant la progression du Canadien Pacifique, les châteaux-hôtels s'égrènent entre Québec et Vancouver, le château Frontenac (Québec) , le Royal York (Toronto), le Banff Hot Springs Hotel et le château Lac Louise étant les plus connus. Impressionnantes, vues du ciel, sont les emprises des gares de triage, en particulier autour de Winnipeg où se rejoignent les deux réseaux du C.N. et du C.P. Répétées à des centaines d'exemplaires mais toujours différentes les unes des autres sont les petites gares au cœur des Prairies avec leur série de silos où, jour et nuit, sont chargés les wagons de céréales : Dauphin, Baldur, Somerset..., Notre-Dame-de-Lourdes et même Miami pour ne prendre des exemples qu'au Manitoba. Enfin, comment ne pas parler des trains eux-mêmes : convois de marchandises, par trains complets de céréales partis des Prairies vers Vancouver ou, de l'autre côté, vers Thunder Bay ou Montréal. Dans les Rocheuses, au Kicking Horse Pass, existe le seul tunnel hélicoïdal de l'Amérique du Nord : toujours captivante est la vision de ces trains démesurés dont la batterie de locomotives Diesel sort déjà du souterrain alors que le fourgon du serre-frein n'y a pas encore pénétré. Ambiance, pour terminer, des petites gares perdues dans les Rocheuses (Banff, Jasper) alors que la nuit tombe, que cerfs et biches s'ébattent entre les rames et que, mélancolique, retentit la cloche de la locomotive de tête pour annoncer le départ... Trente-six heures sont nécessaires pour relier Calgary à Vancouver ; par avion, le vol dure 1 heure 15 minutes.
Si le rail est indissociable d'une mise en valeur du pays dans le sens longitudinal, l'avion, tout en faisant de même, est devenu indispensable pour la pénétration de l'immense Nord. Focalisé sur une dizaine d'aéroports importants au Canada, le transport aérien rayonne à partir d'une plaque tournante, Toronto. En 2005, l'aéroport international Lester B. Pearson a enregistré 29 900 000 passagers, et celui de Vancouver 16 000 000. À lui seul, l'aéroport de Toronto a un trafic supérieur à ceux de Vancouver, Montréal (Dorval) et Calgary réunis. La forte concentration du trafic sur peu d'aéroports, tout en traduisant remarquablement l'évolution vers un heartland ontarien auréolé d'un hinterland de dimension nationale, tout en recomposant un nouveau découpage combinant centralités et périphéries, occulte passablement le rôle de l'avion ailleurs. Ailleurs signifie plus ou moins hors de ce que l'on désignait jusqu'à récemment par œkoumène continu. On n'insistera pas sur le progrès ou le service rendu que peut représenter le vol de quatre heures en avion à réaction entre Vancouver et Montréal. Par contre, une même durée de vol pour se rendre de Calgary à Cambridge Bay ou à Inuvik, ou les trois heures nécessaires entre Ottawa et Iqaluit (Frobisher Bay) réservent une tout autre sensation, car ce sont des déserts que l'on traverse avant de parvenir à des taches de civilisation dont le cœur est l'aéroport. Aux pistes bétonnées, longues pour accueillir des « jets » telles qu'on les rencontre à Inuvik ou Iqaluit, s'ajoutent les dizaines d'aéroports en apparence improvisés mais à l'infrastructure fiable : Kugluktuk, Tuktoyaktuk, Rankin Inlet, Pelly Bay ou Resolute Bay. Partout, l'avion est générateur de domestication de l'espace et de maintien de la population, car les Amérindiens eux-mêmes, pourtant solidement enracinés à leur terre et à leur genre de vie, commencent à apprécier l'apport du « Sud » et désireraient peut-être émigrer si le transport aérien ne leur procurait pas une meilleure existence matérielle. Statistiquement, l'avion est très en deçà du train, encore plus de l'automobile, par le volume de trafic qu'il représente. Mais, économiquement et psychologiquement, il est le moteur essentiel de la mise en valeur et de l'utilisation de l'espace canadien.
Au Canada, le principal moyen de transport des marchandises est, de loin, la route. Hors des agglomérations urbaines, le réseau s'étend sur plus de 300 000 kilomètres. Alors que la route transcanadienne relie les océans Atlantique et Pacifique sur une distance de 7 725 kilomètres, d'autres axes sont également célèbres tant par leur longueur que par le rôle qu'ils continuent de jouer dans l'occupation de l'espace : route transalaskienne qui traverse le territoire du Yukon, route du Mackenzie entre Edmonton et Yellowknife, route de la baie de James ouverte à l'occasion des gigantesques chantiers hydroélectriques. Il faut mentionner que l'entretien du réseau routier canadien est particulièrement onéreux à cause du gel et de ses effets. Dès que l'on dépasse le 60e parallèle, l'asphaltage des chaussées doit être effectué avec un enrobé spécial, reposant sur des soubassements hors gel très épais. Vu les coûts de construction et d'entretien, on a fréquemment recours aux chaussées de terre compactée : tel est le cas du Dempster Highway (Whitehorse-Inuvik) ou du Klondike Highway (Whitehorse-Dawson City). En outre, on doit signaler que les franchissements des grands fleuves (Mackenzie entre Hay River et Yellowknife) ou de fjords (Saguenay à Tadoussac) ne se font pas par des ponts, dont la construction aurait été trop onéreuse par rapport au trafic escompté, mais par des navettes de bacs (les « traversiers » du Québec), gratuites puisqu'elles assurent – selon la loi – la continuité du réseau de routes et d'autoroutes, ces dernières étant également empruntées sans péage.
Les transports par voie d'eau revêtent au Canada un double aspect, car la vocation maritime du pays est complétée par l'existence de la mer intérieure formée par les Grands Lacs (dont quatre sur cinq sont à cheval sur le Canada et les États-Unis) et l'axe laurentien. Ce n'est que depuis 1959 qu'est achevée la voie maritime de 8 mètres de tirant d'eau autorisant les navires de haute mer à se rendre à Thunder Bay à l'ouest du lac Supérieur. Ils s'ajoutent, sans toutefois les supplanter, aux célèbres lakers, énormes péniches adaptées au gabarit des écluses, qui font la navette entre les ports du golfe et ceux des rivages ontariens. Alors que Vancouver, premier port de la façade pacifique nord-américaine, reste très loin en tête avec un trafic de 73 500 000 tonnes de marchandises en 1998, Thunder Bay se hisse au sixième rang avec 12 800 000 tonnes, suivi de Hamilton. Globalement, les onze ports principaux de l'Ontario totalisent plus de 80 millions de tonnes, soit plus de 20 % du tonnage de tous les ports canadiens. Sur la façade atlantique, hors du domaine laurentien (fleuve et golfe), les deux ports principaux sont Saint John (Nouveau-Brunswick) avec 21 millions de tonnes en 1998 et Halifax (Nouvelle-Écosse) avec 14,1 millions de tonnes.
On évoquera la place que prennent dans l'utilisation de l'espace canadien les oléoducs et les lignes de transport de force, particulièrement sous l'aspect du lien qu'elles créent entre les espaces nordiques, pourvoyeurs de ressources énergétiques, et le « Sud » peuplé et industriel. Fils électriques et pipelines illustrent à leur manière que la conquête du sol et du sous-sol devient de plus en plus un phénomène ubiquiste au Canada.
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