Capitalisme, socialisme et démocratie


partie : le capitalisme peut-il survivre ?



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Deuxième partie : le capitalisme peut-il survivre ?
Chapitre 9
LA CHASSE EST FERMÉE

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Nous laissons au lecteur le soin de décider jusqu'à quel point l'analyse précédente a atteint son objet. L'Économique n'étant qu'une science d'observation et d'interpré­ta­tion, il en résulte que les divergences d'opinion afférentes à des problèmes analogues à ceux que nous discutons peuvent être réduites, mais non pas ramenées à zéro. Pour la même raison, la solution de notre premier problème nous conduit sur le seuil d'un second qui ne pourrait absolument pas se poser en science expérimentale.
Ce premier problème consistait à trouver, pour reprendre ma formule (p. 108), une « relation logique » entre les caractéristiques structurelles du capitalisme, telles qu'elles sont décrites par les différents « modèles » analytiques, et sa performance économique, telle qu'elle est illustrée, pour l'époque du capitalisme intact ou jouissant relativement de ses coudées franches, par l'indice de production totale. Ma réponse affirmative à cette question a été fondée sur une analyse conduite dans les formes approuvées par la plupart des économistes, tout au moins jusqu'au moment où est entré en scène le phénomène habituellement qualifié de « tendance moderne au con­trô­le monopolistique ». A partir de ce point, mon analyse s'est écartée des conceptions courantes, car j'ai essayé de montrer que les supériorités reconnues pratiquement par tout économiste au capitalisme de concurrence parfaite (qu'il s'agisse d'une construc­tion théorique ou, à telle ou telle époque, d'une réalité historique) doivent être égale­ment reconnues, et même à un degré plus élevé, au capitalisme des entreprises géantes. Comme, toutefois, il nous est impossible d'isoler le système et son moteur dans un laboratoire expérimental aux fins de les faire fonctionner dans des conditions soigneusement contrôlées, nous ne sommes pas en mesure de démontrer, sans contes­tation possible, que le capitalisme des entreprises géantes a effectivement contribué à réaliser le résultat observé, à savoir le développement de la production. Tour ce que nous pouvons dire, c'est que la performance a été des plus remarquables et que l'orga­nisation capitaliste a favorisé son accomplissement. Or, telle est précisément la raison pour laquelle nous ne pouvons pas nous en tenir à notre conclusion, mais devons aborder un autre problème.
A priori, en effet, on ne saurait exclure l'éventualité dans laquelle la performance observée s'expliquerait par des circonstances exceptionnelles qui se seraient mani­fes­tées sous n'importe quel système institutionnel. Or, la seule façon de faire état d'une telle possibilité consiste à étudier l'histoire économique et politique de la période en cause et à discuter l'effet de telles circonstances exceptionnelles qu'il nous adviendra de rencontrer. Nous attaquerons le problème en considérant successivement les can­didats au rôle d'événements hors série, indépendants de l'évolution des entreprises capitalistes, qui ont été reconnus admissibles par les économistes ou les historiens. Il en est cinq.

Le premier de ces facteurs consiste dans l'action de l'État qui (bien que je sois tout à fait d'accord avec Marx quand il soutient que la politique et l'administration ne constituent pas des facteurs indépendants, mais bien des éléments de l'évolution so­ciale analysée par nous) peut être considérée, dans la cadre de notre argumentation, comme une donnée extérieure au monde des affaires.


La période d'environ 1870 à 1914 nous fournit un cas presque idéal. Il serait, en effet, difficile d'en citer un autre qui soit affranchie au même degré des éléments stimulants ou déprimants que sécrète le secteur politique de l'évolution sociale. L'acti­vité des entrepreneurs et, plus généralement, l'industrie et le commerce avaient déjà été en grande partie débarrassés de leurs anciennes entraves. Certes, des charges et gênes nouvelles - législation sociale, etc. - leur étaient progressivement imposées, mais nul ne soutiendra que ces facteurs inhibitifs aient joué un rôle important dans la vie économique d'avant 1914, Quant aux guerres, aucune d'elles n'a exercé une influence économique assez forte pour entraîner des conséquences décisives dans tel ou tel sens. On pourrait, il est vrai, éprouver une hésitation en ce qui concerne la guerre franco-allemande, celle-ci ayant abouti à la fondation de l'Empire allemand. Cependant, l'événement économiquement déterminant à cet égard a, tout compte fait, été la constitution du Zollverein. Pour ce qui est des dépenses d'armement, celles-ci ont constitué un handicap plutôt qu'un stimulant, étant donné les circonstances particulières de la décennie, clôturée en 1914, pendant laquelle elles ont atteint un volume réellement considérable.

Le second facteur n'est autre que l'or. Très heureusement pour nous, il n'est pas nécessaire que nous nous engagions dans le maquis des problèmes afférents au modus operandi du flux de métal jaune qui a déferlé à partir d'environ 1890. Comme, en effet, l'or est resté rare pendant les vingt premières années de la période considérée, et comme, néanmoins, le taux d'accroissement de la production globale n'a pas, au cours de cette période, été inférieur à ce qu'il est devenu ultérieurement, la production d'or, quelle qu'ait été son influence sur les crises et les booms, n'a pu constituer un facteur primordial de la performance productive du capitalisme. Il en va d'ailleurs de même pour la politique monétaire qui, à l'époque, n'était pas agressive, mais s'efforçait plutôt de s'adapter aux circonstances.



En troisième lieu, nous devons citer l'accroissement démographique qui, cause ou conséquence du progrès économique, a incontestablement été l'un des éléments déterminants de la situation.
Certes, ce facteur doit être classé parmi les événements hors série, tout au moins si nous ne sommes pas disposés à considérer que cet accroissement a tenu exclusive­ment au progrès économique, ni à admettre que toute variation de la production doit entraîner une variation concomitante de la population tout en déniant la relation réciproque, ce qui, bien entendu, serait purement et simplement absurde. Pour le moment, une simple remarque doit suffire à clarifier la question.
Quelle que soit l'organisation sociale, un nombre supérieur de travailleurs lucrati­vement employés doit, en règle générale, produire davantage qu'un nombre inférieur. Par conséquent, si l'on est en droit d'admettre - comme on peut naturelle­ment le faire - qu'une fraction de l'accroissement démographique pendant cette époque est survenue indépendamment des résultats acquis par le système capitaliste, en ce sens qu'elle se serait réalisée sous n'importe quel autre régime économique, le facteur démographi­que doit, dans cette mesure, être classé parmi les facteurs externes et, dans la même mesure, l'accroissement observé de la production totale n'exprime pas correctement la performance capitaliste, mais en donne une idée exagérée.
Cependant, toutes autres choses égales d'ailleurs et quelle que soit l'organisation sociale, un nombre accru de travailleurs lucrativement employés produira moins, en règle générale, par tête de travailleur ou d'habitant que ne le ferait un nombre un peu plus faible, ceci en raison du fait que plus le nombre des travailleurs est élevé et plus est réduite la quantité des autres facteurs mise à la disposition de chaque travailleur 1. Par conséquent, si l'on se réfère à la production par tête d'habitant pour mesurer la performance capitaliste, il y a des chances pour que l'accroissement observé sous-estime la réalisation effective, étant donné qu'une fraction du résultat acquis a cons­tam­ment servi à compenser le fléchissement de la production par tête qui se serait manifesté en l'absence d'une telle performance. Nous considérerons ci-après d'autres aspects du même problème.
Les économistes attachent davantage d'importance au quatrième et au cinquième des événements hors série : mais nous n'en sommes pas moins fondés à les écarter sans remords aussi longtemps que nous nous occupons de la performance passée.
Venons-en tout d'abord aux conquêtes géographiques. Les vastes étendues de terre qui, économiquement parlant, ont élargi au cours de cette période la sphère européo-américaine, les masses énormes de denrées, de matières premières, agricoles et minérales, déversées par ces espaces, les villes et industries multiples qui ont grandi en tous lieux sur cette base nourricière - ne doit-on pas voir là une cause tout à fait exceptionnelle, et même unique en tout genre, de développement de la pro­duction? Et un tel atout n'aurait-il pas assuré à n'importe quel système économique un enrichissement énorme? Il est une école de penseurs socialistes pour se rallier à cette opinion et pour expliquer précisément par cette bonne fortune capitaliste le fait que les prédictions de Marx relatives à la paupérisation croissante des masses n'ont pas été confirmées par l'événement. L'exploitation des pays neufs a permis, selon eux, d'éviter que l'exploitation de la main-d'œuvre ait été davantage intensifiée ; grâce à ce fac­teur, le prolétariat a pu jouir d'une saison de « fermeture de la chasse. »
Il ne saurait être question de minimiser l'importance des chances offertes au capitalisme par l'ouverture des pays neufs et, bien entendu, ces chances ne pouvaient se présenter qu'une seule fois. Toutefois, les chances « objectives » - nous voulons dire celles qui existent indépendamment de toute organisation sociale - constituent invariablement les conditions préalables du progrès et chacune d'elles ne se réalise qu'une seule fois dans l'histoire. La présence de la houille et du minerai de fer dans le sol anglais ou celle du pétrole aux U.S.A. et dans d'autres pays ne sont pas moins im­por­tantes et les possibilités correspondantes ne sont pas moins uniques. Le processus capitaliste total, tout comme n'importe quel autre processus économique évolu­tion­naire, ne consiste en rien d'autre que dans l'exploitation de telles chances au fur et à mesure qu'elles entrent dans le champ d'action de l'entrepreneur, et il n'existe aucune raison pour essayer d'isoler l'expansion géographique aux fins de la traiter comme un facteur externe - ceci d'autant moins que la mise en valeur des pays neufs a été réalisée pas à pas, par l'initiative des entrepreneurs, en même temps que celle-ci en fournissait tous les moyens (constructions ferroviaires) et hydroélectriques, transports maritimes, machines agricoles, etc.). Ainsi donc, ce processus ne saurait être dissocié des œuvres capitalistes avec lesquelles il a marché de pair. C'est pourquoi nous som­mes parfaitement fondés à en incorporer les résultats dans notre taux d'accroissement moyen de la production globale, soit 2 %. Nous pourrions d'ailleurs invoquer à nouveau le Manifeste Communiste à l'appui de cette thèse.

Le cinquième et dernier « événement hors série » consiste dans le progrès tech­nique. La performance constatée n'a-t-elle pas tenu au flot des inventions qui ont révolutionné les méthodes de production, plutôt qu'à la chasse aux profits des hom­mes d'affaires? Or, l'on doit répondre par la négative. En effet, la mise en application de ces innovations techniques a précisément constitué le gros de l'activité de ces chasseurs. Et l'activité inventive elle-même, comme nous l'expliquerons plus complè­tement dans un instant, a été conditionnée par le processus capitaliste, créateur des habitudes d'esprit qui donnent naissance aux inventions. Il est donc tout à fait faux - et aussi tout à fait anti-marxiste - de dire, comme le font tant d'économistes, que l'initiative capitaliste et le progrès technique ont été deux facteurs distincts du déve­lop­pement constaté de la production ; en fait, il s'agit là essentiellement d'une seule et même entité, ou encore, si l'on préfère, le premier a été la force propulsive du second.



La mise en valeur des pays neufs ainsi que le progrès technique peuvent évidem­ment devenir gênants aussitôt que nous nous mettons à extrapoler. En effet, bien qu'ils constituent indéniablement des réussites du capitalisme, il est concevable que celles-ci ne puissent être renouvelées. Or, bien que nous ayons désormais constitué un dossier substantiel aux fins de prouver que l'allure observée de la production par tête d'habitant pendant la période du capitalisme triomphant n'a pas été accidentelle, mais qu'elle peut être considérée à bon droit comme fournissant une mesure grossière de la performance capitaliste, il nous reste encore à répondre à une autre question, à savoir : jusqu'à quel point est-il légitime d'admettre que le moteur capitaliste fonc­tionnera - ou plutôt fonctionnerait, si on le laissait faire - aussi efficacement dans le proche avenir, disons d'ici quarante ans, qu'il a fonctionné dans le passé?


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