B- Tensions entre volonté d’intégration en France et idéalisation du retour au Togo :
Si l'étude statistique donne une idée assez précise de la présence togolaise en France, elle ne dit donc rien de l'existence effective d'une communauté togolaise en France. La simple présence sur le sol français de ressortissants togolais ou de citoyens français d'origine togolaise ne peut en effet suffire à parler de communauté togolaise. Ainsi, pour parler de « communauté » il faut qu'il y ait sentiment d'appartenance, conscience de former un groupe avec des caractéristiques communes ou encore autodésignation. Or, les migrants togolais en France sont pris dans une tension identitaire permanente qui peut exister entre d'une part, la volonté de s'intégrer dans la société française, et d'autre part, l'inscription dans un projet migratoire qui laisse une place forte, au moins symboliquement, à l'idée d'un retour dans son pays d'origine. Cette optique qui permet d'obtenir une vision plus dynamique des émigrés-immigrés est importante dans cette étude car ces tensions se retrouvent de manière prégnante au sein des discours et des actions diasporiques, les associations diasporiques étant elles-mêmes prises dans ces tensions.
1- Incitations à l’assimilation, désir d’intégration et tensions identitaires :
La thématique de l’intégration est très présente au sein des Togolais en France et des associations diasporiques. Ainsi, lors des entretiens, Batoulim Sebabe, jeune Togolais arrivé en France en 2007 et Joël Viana, président de la DTF arrivé en France en 2002, ont à plusieurs reprises fait mention des efforts répétés qu'ils ont fourni pour s'intégrer au sein de la société française. Ils ont presque décrit l'intégration et l'adaptation à la culture française comme un devoir et une obligation morale98. Toutefois, l'intégration n'est jamais pleinement vécue ou ressentie, elle est décrite comme un processus en cours99. Alors que Christophe Daum écrit « en réalité émigrer nécessite des réseaux familiaux ou régionaux déjà établis dans le pays de destination, à même de financer le voyage des membres du groupe d'origine et de les accueillir le temps de l'insertion dans le monde du travail »100, on peut plutôt imaginer que cette situation, loin d'être exclusive, apporte des facilités certaines. Il est vrai que le bénéfice d'appuis en France peut être crucial. Dans le cas de Batoulim Sebabe, son intégration a ainsi été favorisée par le fait qu'il avait déjà des contacts avec la France, avec des volontaires français rencontrés sur les chantiers organisés par son association au Togo, avec des amis qu'il avait en France avant même de venir, et surtout par l'appui de sa compagne française. En ce qui concerne Joël Viana, son adaptation à la société française a été facilitée par le fait qu'il est arrivé en France en possédant déjà un emploi assuré et qu'il avait déjà vécu douze ans en Allemagne, ce qui a facilité son adaptation à la vie en Europe.
De plus, il est à noter que les statuts de la plupart des associations diasporiques togolaises stipulent, parmi leurs premiers objectifs, la nécessité d'aider les Togolais à s'intégrer, et ce avant toute volonté de développer et d'aider la communauté ou le Togo. Le premier objectif affiché de la DTF est de « renforcer la solidarité et la fraternité entre les Togolais résidant en France et les Français et les aider dans le processus d'intégration en France », alors que Synergie-Togo veut avoir pour premier objet la défense et la représentation « des droits et intérêts de la Diaspora togolaise tant dans les pays d'accueil qu'au Togo »101. D'ailleurs, la Communauté Togolaise au Canada (CTC) se propose même de « contribuer au développement économique, social, culturel et politique du Canada ». Cette « tendance » est également décrite dans plusieurs articles d'observateurs togolais : « La diaspora africaine en France s'organise et souhaite prendre part, aussi bien au développement de son continent d'origine qu'à la croissance de sa nouvelle patrie, la France. L'économiste Yves Ekoué Amaïzo décrypte cette nouvelle tendance. »102.
Dans le cas de l'immigration togolaise en France, on voit donc s'opérer un large processus d'intégration individuelle. Comment expliquer cette forte intégration ? De manière superficielle, on peut imaginer que les immigrés africains, une fois arrivés en France sont prêts à beaucoup de sacrifices car ils considèrent être arrivés dans leur « Eldorado », dans un « paradis »103 dont ils rêvaient et qu'ils ne veulent pas laisser passer. Mais ceci n'explique pas la forte intégration des Togolais en France particulièrement. D'autres causes peuvent être trouvées dans le passage de nombreux élèves et étudiants par une formation scolaire et universitaire française. C'est le cas par excellence de Kofi Yamgnane104. Lui-même se dira par la suite « blanchi de l'intérieur » par son éducation et cette culture française qu'on lui a transmise, ajoutant : « si je suis ce que je suis aujourd'hui, moi je le dois à qui ? Je le dois à la France. »105. Cette formation à « l'école des élites africaines » est d'après Marc Fall un puissant levier d'intégration car elle offre une identification aux « valeurs de la modernité »106. Au-delà de cette formation au sein d'établissements français présente également chez les entrepreneurs diasporiques, il est à noter que de nombreuses écoles du Togo délivrent des programmes très proches des écoles françaises et valorisent bien plus la culture française que la culture du Togo107. En outre, cette relative facilité d'intégration peut être la résultante des positions sociales favorables obtenues par certains de ces immigrés togolais. Ainsi, les récits concernant les migrants togolais sont très loin des réalités critiques des dortoirs où s'amassent des immigrés clandestins maliens ou sénégalais. Au contraire, les Togolais en France occupent souvent des positions relativement favorables, avec notamment des professions qualifiées.
Cette image d’une volonté d’intégration peut également se confondre avec le mythe républicain français de l’assimilation des populations allochtones. Ainsi, L'immigration est généralement pensée en France dans le cadre de l'État-nation et de l'héritage républicain, ce qui introduit immédiatement l'idée d'une intégration ou d'une assimilation des populations immigrées à la société d'accueil. Les immigrés sont donc perçus, dans le débat politique et largement dans la recherche en sciences sociales, comme des individus dont il faut engager et faciliter ou observer et peser l'intégration à la société d'accueil108. Cette idée doit également être rapprochée du sentiment xénophobe qui persiste encore aujourd’hui en France et qui fait écho à cette suspicion à l’égard de loyautés communautaires au sein de la République française109. Plus encore que la demande d'une intégration à la société, certains modèles étatiques comme celui de la France viseraient, selon le rapport de l'AFFORD110, à défavoriser les relations avec le pays d'origine en décourageant par exemple le bénévolat et en restreignant la création d'associations destinées à venir en aide aux régions d'origine.
Si l’on suit ces approches, une conscience communautaire ou diasporique, qui peut être forte au départ, n'aurait d'autre option que de se diluer dans la société d'accueil. Et en effet, plusieurs éléments laissent croire à cette adaptation du mode de vie des migrants à la société française. Ainsi, l’indice de fécondité diminuerait considérablement chez les femmes togolaises immigrées par rapport à celles restées au Togo111, la pratique polygamique serait abandonnée, les pratiques alimentaires occidentales prendraient le pas sur les habitudes togolaises et les immigrés togolais112, comme ce peut être le cas pour d'autres migrants ouest-africains, ne se regroupent pas dans des quartiers ou des foyers, considérés parfois comme des « ghettos »113. Or, il parait difficile d’imputer tous ces phénomènes à l’adaptation aux modes de vie français. Des explications peuvent plutôt être trouvées dans le profil même des migrants togolais. Ainsi, au Togo, l’indice de fécondité est déjà inférieur chez les femmes qui ont accès à l’éducation, ont un travail ou vivent en ville. Ce qui semble correspondre aux profils des migrantes togolaises. De plus, si les pratiques alimentaires changent, notamment la durée d’allaitement qui se réduit à cause de l’activité professionnelle des migrantes, cela ne doit pas faire oublier que les pratiques alimentaires togolaises persistent. Ainsi, Batoulim Sebabe avouait commander régulièrement du sodabi et aller dans des restaurants togolais114. Enfin, si dans le cadre traditionnel la polygamie est souvent majoritaire, bien que coexistante avec la monogamie, sur le plan juridique en revanche, la pratique polygamique est très encadrée. Le Code togolais des personnes et de la famille a longtemps organisé la polygamie. Mais en 2007, une révision l'a interdite115. L’inscription des migrants togolais dans un mode de vie français doit donc être pesée et nuancée.
Ainsi, le modèle assimilateur ou intégrateur, quelle que soit son efficience, ne doit pas laisser penser que la persistance d'une identité non relative à la citoyenneté et à la culture française est un obstacle à l'intégration. En réalité, l'identité n'est en rien monolithique et l'on voit s'opérer au sein des populations migrantes un réel syncrétisme avec la culture française. On ne peut pas voir la revendication étatique d'assimilation comme une formule performative. Même si la tradition française est décrite comme ayant une large tendance à chercher l'assimilation des populations allochtones, rien ne permet de dire qu'un individu arrivant en France arrache de son identité toutes ses attaches passées pour intégrer pleinement une nouvelle identité française. Rien n'indique, comme l'explique Marc Fall, que les immigrés africains actuels se retrouvent dans la situation plus simple des migrants africains de 1914 qui cherchaient à tout prix à devenir français. L'identité d'un individu qui arrive dans une société d'accueil est au contraire en perpétuelle tension. L'adoption de la nationalité française ne dit donc rien de l'adhésion ou de l'allégeance effective aux valeurs, liées ou supposées liées à cette nationalité. Ainsi, changer de nationalité peut être vu comme une simple « formalité » administrative sans réel enjeu identitaire116.
L'intégration n'est à ce titre pas qu'un simple enjeu institutionnel ou politique. L'adaptation culturelle et l'emprunt à la culture d'origine et à la culture d'accueil offrent un cadre protecteur et atténuent le choc du déracinement dû à l'émigration et à la double absence117. L'adaptation culturelle est ainsi un mécanisme de transition qui permet d'oublier une certaine marginalisation sociale. Dans les premiers travaux de l'école de Chicago, c'est d'ailleurs ce processus de repli communautaire provisoire qui expliquait, paradoxalement, l'intégration future dans la société d'accueil118. Cette idée est d'ailleurs un point de débat central, qu'il est impossible de trancher ici119. Il faut simplement garder à l’esprit que l’intégration, entendue comme un processus individuel et psychologique, tout autant qu’institutionnel, est mouvante et non linéaire.
Si l'intégration est officiellement décrite comme un devoir, la tension n'en reste pas moins palpable. En effet, lors de ces deux entretiens, Batoulim Sebabe et Joël Viana ont signalé très clairement que l'adaptation ne devait pas être un signe d'aliénation. Chacun veut garder sa culture de départ et la revendiquer : « Du coup on se dit bah, c'est une école, c'est une autre manière d'apprendre, d'être ouvert et d'avoir au moins cette sagacité de savoir prendre ce qui est bien pour nous, ce qu'il faut qu'on adapte à notre culture, ce qu'il faut qu'on garde... non pas tomber dans l'aliénation, dans la routine à la parisienne comme on peut dire. (…) Moi je dis non, on a pas changé de comportement, puisqu'on mange toujours la koumé, puisqu'on boit toujours le sodabi, puisqu'on parle toujours l'éwé, puisqu'on a gardé les rites traditionnels, puisqu'on a gardé nos valeurs. Si on les a pas perdus ceux là, et bien ça veut dire qu'on a pas encore changé de comportement. On s'est juste adapté à la vie que nous menons, à l'environnement où nous vivons. Sinon je ne sais pas comment les animaux font pour survivre quand ils sont changés d'un environnement à l'autre. »120.
Et ces tensions se retrouvent dans les dynamiques diasporiques togolaises en ce sens que les associations, et notamment les entrepreneurs diasporiques dans leurs discours et dans leurs objectifs, jouent sur plusieurs tableaux : la valorisation d'une culture togolaise et la loyauté par rapport à la France, par exemple. Les associations diasporiques ne doivent donc pas être observées sous l'angle de logiques communautaristes mais bien plus dans un « entre-deux »121 qui mêle l'intériorisation des schémas de la vie en France et le maintien d'un socle identitaire togolais.
2- Le retour comme élément d’identification au Togo :
Pour penser pleinement l'expérience diasporique, il ne suffit pas d'interroger le parcours migratoire et l'intégration problématique dans un nouveau pays, il faut également interroger un autre aspect important, l’idée d’un retour au Togo. Le retour dans le pays d'origine est une caractéristique majeure dans la construction d'une carrière d'émigration-immigration et d'une identité diasporique. Le retour rentre d'ailleurs souvent dans les critères établis pour définir une diaspora. James Clifford122 décrit à ce titre la diaspora comme définie par « des liens de continuité culturelle à une source et une téléologie du retour ».
L'optique d'un aller-retour est présente dès la construction même du projet initial de migration. Qu'il s'agisse d'un exil politique forcé, qui appelle un retour potentiel une fois la situation apaisée, ou d'une « aventure » migratoire individuelle à des fins de formation, on trouve toujours l'idée latente d'une envie de revenir dans son propre pays d'origine123. L'envie peut d'ailleurs être plus ou moins clairement explicitée, intégrée dans ses projets et envisagée techniquement. Marc Fall explique que les immigrés africains venus en France après les indépendances « ne souhaitent pas, dans l'ensemble, rester vivre en France ; le projet initial étant de revenir au "pays" et de s'inscrire, là-bas, dans un processus de mobilité sociale ascendante »124. Dans le cas de Batoulim Sebabe, il présente le retour comme pensé dès le début125. Mais paradoxalement, l'objectif était de créer en France une situation stable, de fonder une famille, de s'inscrire dans un projet de long terme avant de revenir126. Il est donc difficile de cerner la frontière entre la volonté discursive et les réalisations concrètes, une nouvelle migration vers le Togo ne paraissant pas facilitée par la réalisation des objectifs de départ.
Finalement, le retour semble plutôt avoir un rôle identitaire fort. Il s'agit de symboliser par cet objectif l'attachement au Togo, l'ancrage dans une culture et dans un passé commun que l'on cherche à retrouver. Vouloir revenir, qu'on le souhaite réellement et qu'on le réalise ou non, c'est dire que le Togo est son pays, c'est ne pas rompre définitivement avec son identité, c'est créer un cadre protecteur. Pour Bassma Kodmani-Darwish127, il existe un « mythe du retour » qui possède une fonction par lui-même, celle de donner un sens à l'organisation de la communauté dans un espace discontinu et de justifier une identité plurielle de l'individu.
Mais le retour peut en outre recouvrir une fonction plus politique. Envisager un retour, dans le cas du Togo notamment, c'est se placer dans la posture du résistant et entretenir l'idée que la diaspora peut, si elle le souhaite, jouer un rôle plus direct en rentrant au Togo. Un retour étant possible, la diaspora n'enferme pas ainsi dans une posture d'exil. Lors de la conférence Synergie-Togo, Brigitte Améganvi précisait d'ailleurs que certains envisageaient une stratégie politique fondée sur le retour d'une diaspora éclairée capable de prendre le pouvoir. C'est le cas notamment d’Hilaire Dossouvi Logo, opposant politique exilé au Canada, qui a participé à la fondation du Mouvement patriotique du 5 octobre (M05) et a publié Lutter pour ses droits au Togo128. Dans un entretien du 27 juillet 2005 avec Marc Kuessan Satchivi pour « Ici Lomé », Hilaire Dossouvi Logo précisait que : « Je pense qu'il nous faut nous réorganiser. Par exemple, près de 600 000 jeunes et intellectuels togolais se retrouvent à l'étranger. L'obligation morale pour nous aujourd'hui, est de nous constituer en diaspora des Togolais de l'extérieur avec une direction unique et des objectifs précis : la conquête et l'exercice du pouvoir au Togo. »
Il est donc clair que le retour ou « l'illusion d'un retour »129 fait l'objet d'une reconstruction discursive a posteriori. Chacun est libre de trouver après coup des justifications à son installation en France : si je n'avais pas réussi à m'intégrer ici, je serais rentré ; si tel proche n'avait pas été inquiété ou tué par le pouvoir, je serais rentré ; etc. C'est le cas lorsque Joël Viana aborde ce point dans son parcours migratoire. Il affirme officiellement vouloir revenir au Togo ou en Afrique, mais tout laisse à penser dans sa formulation qu'un tel projet n'est pas réalisable à court terme130. D'ailleurs, Max Weber lui même avait déjà perçu cette ambiguïté du retour : « la répercussion et l'adaptation à ce qui est habituel et aux souvenirs de jeunesse subsiste chez les émigrants et peut être la source du "sentiment national", mêmes s'ils se sont si parfaitement adaptés à leur nouveau milieu qu'un retour dans leur patrie d'origine leur serait insupportable »131.
Un point apparaît cependant clairement, dans beaucoup d'esprits et de discours, le retour est conditionné officiellement à la situation économique et politique, et parfois au changement politique sur le territoire togolais132. Dans un texte rédigé pour le site Internet du groupe de réflexion Afrology, Tido Brassier résume bien cet argument : « Pour que les 1.500.000 Togolais éparpillés aux USA, au Canada, en Allemagne, en Belgique, en Suisse et bien sûr en France et ailleurs dans le monde, retournent au pays, il faut bien mettre hors d’état de nuire cette dictature héréditaire et grégaire de la junte militaire des Gnassingbé au Togo, c’est la seule solution pratique car les Africains sont prêts à abandonner leurs cartes de séjour de dix ans, ainsi que leur naturalisation française pour retrouver leur soleil tropical, en apportant leur pierre à la construction nationale, à condition que règnent la sécurité, la démocratie et l'État de droit en Afrique. »133. Et cette idée ne se retrouve pas seulement dans les propos des journalistes ou entrepreneurs diasporiques togolais134. L'équation est donc transformée. Il ne s'agit pas de revenir pour construire la démocratie depuis le Togo mais de lutter contre le régime depuis l'étranger et de faire advenir la démocratie au Togo avant de pouvoir rentrer, et c’est exactement la tâche que se fixent les associations diasporiques.
On peut donc rejoindre Marc Fall lorsqu'il explique que les projets migratoires se sont stabilisés et sont devenus une réalité, bien que le retour serve à l'occulter ou à ne pas vivre cette sédentarisation. En effet, il est donc clair que ce mythe du retour participe lui aussi à brouiller encore un peu plus la lecture linéaire d'un processus d'assimilation ou d’intégration135.
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