C- L’inscription dans une dynamique africaine :
Les actions diasporiques font donc l’objet de larges débats et sont souvent tiraillées entre plusieurs impératifs : celui d’être efficace pour le Togo et celui de parvenir à une certaine visibilité et crédibilité en France, notamment. Pour finir, il convient donc d’aborder un élément qui ne doit pas être négligé, et qui ajoute à ce tiraillement, celui de l’inscription de ces actions dans une dynamique togolaise et plus largement africaine.
1- L’institutionnalisation de la diaspora sur le modèle des voisins africains :
Les associations de la diaspora togolaise font parfois leur la phrase du sociologue guinéen Bonata Dieng : « la diaspora est le second pied de notre corps national que nous ne devons guère estropier si nous voulons bien marcher sur les deux jambes. »378. La revendication d'un plus grand rôle de la diaspora dans la construction nationale et politique togolaise et le constat d'une marginalisation effective poussent les entrepreneurs diasporiques à prendre pour exemple et modèle les voisins africains du Togo qui bénéficient de situations parfois plus favorables dans lesquelles la diaspora bénéficie d'un rôle plus reconnu dans les institutions nationales379.
Ainsi, lors de la journée citoyenne du MDTE une conversation s'est engagée entre la salle et la tribune pour savoir si les sénégalais et les congolais étaient plus « en avance » par rapport à la diaspora togolaise. En outre, Yves Ekoué Amaïzo, dans son exposé pour Synergie-Togo, a valorisé le modèle démocratique anglo-saxon adopté au Ghana380. Quant à Cyrille Kudjawu, suivant les consultations menées le 15 avril 2008 à l’initiative du Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les Droits de l’Homme, il a appelé de ses vœux la création d’une commission « Vérité, Justice et Réconciliation » sur le modèle de la Commission pour l’Unité Nationale et la Réconciliation (CUNR) menée au Rwanda dès 1999381. Dans un article pour Afrology, Yves Ekoué Amaizo avait déjà utilisé la comparaison avec les voisins africains : « Les Togolais de la Diaspora qui disposent du savoir-faire, d'expertise, de talents, et de contacts avec des potentiels investisseurs, des bailleurs de fonds soucieux de soutenir l'éthique, des élus versés dans la coopération décentralisée et soutenant une migration négociée, etc. doivent-ils (elles) être sacrifié(e)s parce qu'ils ont eu le tort d'aller chercher fortune, santé, paix et bonheur à l'extérieur ? Il existe pourtant une censure bien réelle qui empêche cette Diaspora togolaise estimée à 1 million d'individus de ne pas pouvoir participer comme citoyen de la 6ème région aux élections législatives togolaises. Les arguments liés à la difficulté d'organisation ne tiennent plus face aux exemples donnés par d'autres pays comme l'Algérie ».
Beaucoup de mesures peuvent être envisagées et sont régulièrement citées pour améliorer la place de la diaspora dans l'architecture nationale togolaise. Ces mesures sont notamment défendues en expliquant que l’Etat peut tout à fait laisser un rôle à la diaspora tout en en tirant de grands bénéfices. Ainsi, le pouvoir politique peut favoriser les liens avec les expatriés en étendant les droits politiques, en accordant le droit de vote ou en promouvant la double nationalité, souvent trop facilement perçue comme une cause de conflits entre les États concernés. L'existence de services gouvernementaux dédiés aux expatriés et d'organismes chargés de les représenter peut être un autre moyen sûr de garder de bonne relation avec la diaspora. La politique du pays d'origine peut également encourager les investissements des expatriés et stimuler le retour en leur donnant de nombreux avantages fiscaux et financiers382 et en amont développer la formation pour éviter toute « fuite des cerveaux ». D'après Djibril Kassomba Camara, donner du poids à la diaspora permet notamment de bénéficier d'un atout diplomatique, en disposant de citoyens aptes et volontaires pour négocier avec les institutions étrangères, mais aussi de diminuer le recours aux experts étrangers en favorisant une expertise nationale, et enfin d'entretenir un vivier de cadres politiques nationaux potentiels.
On peut décrire plusieurs exemples d'expériences réalisées dans les pays d'Afrique occidentale pour valoriser l'action de la diaspora. Dans le cas de la Guinée, un comité interministériel a décidé en 1991 de développer les activités consulaires pour protéger les expatriés, renforcer leurs liens avec la Guinée, obtenir des informations fiables notamment en matière de recensement et vaincre la méfiance existante afin d'encourager les retours des « diasporés ». Ce comité a en outre mis en place des mesures internes comme l'instauration d'une législation fiscale et douanière à même de faciliter les transferts de fonds de la diaspora, d'encourager les investissements privés et l'accès à la propriété et enfin de multiplier les projets communautaires villageois en partenariat avec la diaspora. Il s'agit donc bien d'une réelle volonté politique de réévaluer le rôle de la diaspora et de rendre son retour possible. Au Mali et au Sénégal, les expatriés sont pris en compte puisqu'il existe un ministère des Maliens de l'extérieur et de l'intégration africaine383 et un ministère des Sénégalais de l'extérieur, de l'Artisanat et du Tourisme384. Même si l'architecture gouvernementale n'est parfois qu'une mise en forme sans réelle politique concrète, ces deux ministères sont révélateurs d'une volonté affirmée. Dans le rapport de l'African Found for Developpment (AFFORD), Chukwu-Emeka Chikezie donne deux autres exemples : « Il nous faut mettre en place des mécanismes institutionnels pour exploiter le talent, la résolution et les ressources de la diaspora africaine. Pour soutenir le développement national et appuyer les compétences et l'expertise des Nigérians de l'étranger, le Président du Nigeria a créé le bureau de l'Assistant spécial du Président pour la diaspora, qui est chargé des questions relatives aux Nigérians de la diaspora. En 2001, le Gouvernement ghanéen a réuni des Ghanéens de la diaspora qui rentraient au pays pour les encourager à s'impliquer et à soutenir le développement du pays. Ces signes encourageants montrent que les gouvernements africains reconnaissent enfin le rôle important que les diasporas peuvent jouer dans les pays en développement. » Enfin, pour ne prendre qu'un dernier exemple, l'ambassade du Bénin en France organise des « journées de la culture » qui sont à la fois un outil de promotion culturelle et de liaison avec la diaspora. Et Martin Amouzou ajoutait lors de la deuxième conférence de Synergie-Togo que le Conseil des Béninois de l’Extérieur s’était réuni pour discuter du statut de ces expatriés et que des autorités étaient officiellement présentes pour discuter avec les émigrés385.
Dans le cas du Togo, quelques promesses ont été faites. En 2005, une proposition avait été faite par le pouvoir de créer un Haut Conseil des Togolais de l'extérieur386. En 2006, l’APG appelait à une plus grande implication de la diaspora387 (Cf. Annexe 19). En 2008, le ministre de la Coopération annonçait quant à lui la tenue d’un forum des Togolais de l’extérieur388. Ces initiatives répétées sont pour le moment restées lettre morte. Dans un communiqué de la DTF déjà cité, Joël Viana, mentionnait ce fait, teinté à la fois d'espoir et de désillusion : « Nos dirigeants politiques parlent beaucoup, sinon très souvent de la Diaspora. Par contre, personne ne fait rien pour elle. […] La diaspora togolaise figure bien noir sur blanc dans l'accord de politique global signé par nos dirigeants politiques, et mandat a été donné à M. Le Premier Ministre d'impliquer cette composante de la société togolaise dans le processus. Le code électoral a même été modifié afin que les togolais de l'extérieur puissent se faire recenser et participer au vote ! […] Que devront nous attendre dans ce cas là des prochaines élections législatives ? Aucun programme de parti ne fait mention des togolais de l'extérieur. C'est comme si on n'existait pas, on ne compte pas pour notre pays... Belle consécration et bel exemple de gratitude »389. Yves Ekoué Amaïzo, président du groupe de réflexion Afrology et consultant international, a expliqué lors de la conférence de Synergie-Togo, que selon les annonces officielles du président de la République togolaise, les expatriés pouvaient s'inscrire dans les ambassades, ambassade qui se chargerait de transmettre le bulletin sur le territoire, pour son décompte. Une telle affirmation a provoqué les rires de la salle puisque cette option n'a encore jamais été pratiquée390. Pour Joël Viana, la situation de la diaspora togolaise est révélatrice d’une totale « léthargie » par rapport à ses voisins africains391.
2- L’intérêt porté à la réception des associations diasporiques au Togo :
Un dernier aspect ne doit pas être négligé, bien que cette étude porte sur les Togolais en France. Pour parvenir à ses objectifs, la diaspora togolaise en France doit trouver un écho favorable au Togo. Les soutiens au Togo sont notamment un moyen de pallier aux difficultés citées plus haut comme les divisions : « De toutes façons, ont relevé les experts, les ressortissants d’une diaspora ne peuvent rien faire de productif dans leurs pays d’origine s’ils n’y trouvent pas des relais et des réseaux de soutien. Ils ont besoin d’avoir des gens et des structures auxquels ils peuvent faire confiance quand ils veulent y investir leurs économies ou d’autres ressources. Il faudrait aussi qu’au sein des diasporas elles-mêmes, il y ait un cadre qui permette à leurs membres de se rencontrer et d’identifier ensemble les secteurs dans lesquels ils pourraient se lancer avec succès. La dispersion et l’isolement des initiatives, que l’on a constaté, à ce jour, portent peu de fruits. »392.
Lorsque l’aspect de la réception au Togo est abordé dans les communiqués ou les réunions organisées par les entrepreneurs diasporiques, le point ne semble pas faire débat. Il est généralement fait mention des attentes des Togolais. Ainsi, les nationaux restés au Togo placeraient beaucoup d’espoir dans l’action de la diaspora. Dans un premier temps, ils seraient totalement reconnaissant des actions menées par la diaspora par le biais d’associations locales393. Dans un second temps, les Togolais du Togo considéreraient que le changement sociopolitique ne peut venir que de l’extérieur : « le peuple a une attente énorme, énorme. Et le peuple sait que le changement ne peut venir que de l'extérieur puisque l'expérience a été déjà faite entre 90-92, le pouvoir était dans la rue et avait réussi à conquérir le pouvoir entre 90-92, c'est le peuple qui avait le pouvoir dans ses mains. […] Le peuple avait le pouvoir. Et justement, le peuple avait dit quoi à l'époque ? Bien voilà, nous sommes allés chercher le pouvoir, il est là. Ils ont fait appel à qui ? A la diaspora. Ils ont dit venez, venez. Voilà l'attente du peuple togolais. Et cette attente est énorme »394. Toutefois, entre dire que les familles qui ont des membres à l’étranger attendent d’eux, notamment sur le plan financier, et affirmer que tout un pays attend des dix ou quinze mille Togolais en France, il y a une différence certaine. Les entrepreneurs diasporiques en sont, bien entendu, bien conscients mais ce discours a donc pour objectif, au sein des associations, de légitimer et de justifier le rôle des associations diasporiques.
Il est toutefois certain que la diaspora est relativement entendue au sein des populations togolaises. Ainsi, Batoulim Sebabe indiquait par exemple qu’il se souvenait du « tollé » déclenché au Togo par la revendication de la diaspora d'obtenir le droit de vote395.
Cependant, la réception des messages politiques et sociaux développés par la diaspora peut être entravée par l'image que les émigrés ont au Togo. Lorsque l'on interroge des Togolais au Togo, on ressent rapidement une certaine tension et une vision négative de ceux que l'on nomme les « venus ». Ces « venus » sont des expatriés qui reviennent au pays pour y faire du commerce et revendre au Togo, puis au Burkina Faso, des biens achetés à prix très bas en France ou dans d'autres pays européens. Au-delà de ces quelques émigrés qui viennent faire du commerce au Togo, d’autres pratiques sociales sont souvent critiquées : « l'idée communément admise présente les immigrés comme des individus ne reculant devant aucun sacrifice pour se constituer une épargne qui sera engloutie dans les dépenses de prestige, dès le retour au pays d'origine. Cette image façonnée par les pratiques ostentatoires de certains d'entre eux, aussi bien dans le pays d'accueil que dans le pays d'origine, des jugements de valeur teintés de paternalisme »396.
A ceci il faut ajouter les préjugés ou les idées reçues qui peuvent germer dans l'esprit des individus restés au Togo et qui ont vu un membre de leur famille partir en France. Batoulim Sebabe expliquait que certains des ses proches imaginaient qu'il avait changé, qu'il avait réussi économiquement en France, qu'il aurait grossi parce qu'il mangerait beaucoup, et ne le croyaient pas quand il parlait des sans-abris en France397. Reprenant l'idée de la richesse de la diaspora, déjà présente dans l'expérience migratoire juive, il parlait de la France comme d'une terre qui, pour certains, est une « terre où coule le miel et le lait ».
Cette défiance vis-à-vis des expatriés, qui est très présente dans la population, peut avoir un effet négatif sur l'action de la diaspora qui peut être vu comme une élite privilégiée qui n'a pas connu les réalités du terrain et chercherait simplement à diriger et à remplacer le gouvernement actuel. On pourrait ainsi voir naitre des « crispations identitaires » face à une classe d'importateurs398.
Enfin, l’action d’associations diasporiques entre parfois en concurrence avec l’action menée sur le terrain par des organisations politiques. Ainsi, d’après Tete Tètè, « pour couronner le tout, les leaders de l'intérieur n'apprécient pas ceux revenus au pays à la faveur de la loi d'amnistie du 12 avril 1991. Les uns accusant les autres de venir profiter du bon travail abattu sur le terrain pendant la dictature. » La bonne réception togolaise des actions diasporiques ne doit donc pas être vue comme quelque chose d’acquis et d’évident399.
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